Tradition, légitimité et école Mawashi

Je vais m’attacher dans les lignes qui vont suivre à éclaircir certains aspects concernant l’approche de l’enseignement dispensé à l’Ecole Mawashi en matière d’arts martiaux et de budo.

Je foule les tatamis depuis 1999, j’avais alors 10 ans. J’ai commencé par pratiquer le goshindo, puis du jujutsu, au sein de la World Ju-Jitsu Federation. J’ai bénéficié des leçons de Claude Criqui Sensei, ainsi que de son maître, Laurent Haag Shihan, qui a notamment pratiqué sous la houlette de maître Roland Maroteaux en Hakko-ryu jujutsu. J’ai eu l’occasion de me rendre à de nombreux stages de plusieurs fédérations différentes en Europe, forgeant ainsi petit à petit mon esprit critique dans le domaine des arts martiaux.

A 18 ans et tout juste premier dan, j’ai dû faire un choix : prendre la suite de mon maître au sein du club dans lequel j’avais commencé, ou voir ce dernier fermer ses portes. J’ai donc commencé à enseigner… En sachant pertinemment que je venais seulement d’entamer mon apprentissage. J’ai fait beaucoup d’erreurs. J’ai changé de façon de faire, de bouger, de penser, de transmettre. J’ai corrigé mes erreurs pas à pas, aussi bien pour ne pas m’y enferrer que parce que j’étais redevable. Redevable à mon maître bien sûr, mais aussi à mes élèves, qui me faisaient confiance et à qui je devais enseigner le geste juste. Apprendre par mes erreurs donc, apprendre par les erreurs de mes élèves, et évidemment apprendre par les autres.

J’ai donc continué de me rendre à des rencontres internationales, qu’importait la fédération organisatrice. Évidemment parmi l’étalage de dan et de titres auquel on peut assister dans ce genre de réunions, on comprend vite que pour beaucoup d’entre ceux qui s’y exhibent le budo a laissé la place à l’ego depuis bien longtemps. On prend alors du recul, on affine son regard, et on se rapproche des personnes qui ont une vision en accord avec la sienne, quelle que soit leur art, leur style, leur (af)filiation. Je trace ici la trame d’un parcours qui peut sembler erratique, mais dont la cohérence est maintenue par la volonté de progresser sur la voie du budo. Ce cheminement est à rapprocher de ce que les Japonais appellent « la voie de la disgrâce »1, qui consiste à suivre son désir d’apprendre sans s’inféoder à qui ou à quoi que ce soit. Évoluer hors cadre, c’est se construire lentement, patiemment, sans suivre la voie traditionnelle, mais c’est également apprendre différemment, en faisant fi des contradictions qui peuvent apparaître entre certains enseignements. C’est avant tout chercher le fond de la technique plutôt que la forme. C’est une quête de savoir avant d’être une quête de reconnaissance.

Qu’il n’y ait jamais eu un mais des jujutsu est une évidence. Et parmi les centaines de styles qui pouvaient encore exister au milieu du XIXe siècle, seuls quelques-uns ont perduré jusqu’à aujourd’hui. D’autres ont été créés après la restauration Meiji, et ont été reconnus par les instances officielles du Japon. Kobudo et gendai budo sont donc structurés, enregistrés, et définis. Ce sont des faits. Mais alors comment appeler une pratique ne rentrant pas strictement dans ce cadre ? Qu’en est-il des disciplines appelées jujutsu nées hors du Japon à partir des années 1950, après que certains occidentaux se soient plus ou moins formés aux arts martiaux de l’archipel nippon ? Que faire de toutes ces personnes passionnées, investies, pour qui le budo fait partie intégrante de leur vie, qui en ont adopté les codes et les principes, et qui pour autant ne peuvent se rattacher à une lignée « officielle » ? Je fais partie de ces enfants illégitimes. Je ne prétends pas enseigner une méthode de protection personnelle ou un sport de combat inspiré de techniques traditionnelles japonaises, auquel cas cette réflexion n’aurait pas lieu d’être. J’estime alors que l’usage du terme jujutsu n’est pas abusif, dans la mesure où ma démarche vise à atteindre le même but qu’évoqué par la sémantique : l’efficacité par la douceur2. En revanche, je ne me permettrais jamais de me targuer de pratiquer une synthèse de plusieurs écoles anciennes, comme le Daito-ryu ou le Kito-ryu par exemple, n’ayant jamais étudié de tels systèmes. De la même façon, je ne pratique pas non plus du judo, terme qui correspond à une discipline bien précise créée par Jigoro Kano Sensei précisément à partir de l’étude et de la synthèse de plusieurs de ces écoles anciennes. Enfin, même si j’étudie l’aikido et que ce dernier a une grande influence sur ma façon de faire, dois-je pour autant qualifier ma pratique d’aiki-jujutsu ?

Je comprends et appuie les démarches de préservation et de transmission des enseignements hérités des anciens, et à ce titre je ne prétendrai jamais détenir un tel savoir. Ce que je peux affirmer en revanche, c’est ma volonté de comprendre l’éthique et la philosophie qui régit ces pratiques. Le chemin que j’ai emprunté jusque-là, s’il n’a pas suivi un parcours balisé, a toujours eu pour objectif d’avancer sur la voie des arts martiaux nippons. Ainsi l’application des rituels accompagnant traditionnellement ces derniers dans mon enseignement n’est pas un orientalisme folklorique vide de sens, mais bel et bien une preuve d’adhésion pleine et entière à l’esprit du budo.

Cédric Lotz Sensei, 4e dan de jujutsu, 30 août 2020

1 Fuhyô no Michi (不評の道) ou « la voie de l’impopularité ». Cette notion a été amenée par Olivier Gaurin dans un entretien avec Guillaume Erard : https://www.guillaumeerard.fr/aikido/entretiens/entretien-avec-olivier-gaurin-un-aikidoka-sur-la-voie-de-la-disgrace/. Je tiens ici à remercier M. Gaurin pour les précisions qu’il a bien voulu m’apporter concernant ce concept.

2 Technique (Jutsu 術) de la douceur (Jû 柔)